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Commémorer ou Non, Ce Qu’un Bicentenaire Nous Dit

En 1848, Chateaubriand évoquait ainsi la ferveur envers les mânes de Napoléon : « Vivant, il a manqué le monde, mort il le possède » (Mémoires d’Outre-Tombe) et, en 1969 encore, presque tous les camps politiques saluaient le bicentenaire de sa naissance. En 2021, l’opportunité de commémorer le 200ème anniversaire de sa mort les oppose, révélant à quel point, entretemps, l’Empereur est devenu un puissant révélateur de la complexité du rapport de la société et des courants politiques à notre histoire.


Cette controverse s’insère dans le questionnement sur la place et le contenu de l’Histoire dans le politique, cette « expression de l’être du groupe » (Georges Burdeau). Les défenseurs du roman national (présumé faciliter l’appréhension de l’Histoire et (re)souder un pays où le communautarisme générerait diverses mémoires opposées) s’opposent à ceux voyant en lui un récit restreint aux grands hommes et aux lieux de mémoire, sur fond de nationalisme larvé. Pour eux, Napoléon, pilier du roman national tant sa vie et son œuvre se prêtent aux images d’Epinal, concentre particulièrement les critiques. Focalisées sur les guerres et le despotisme dès le XIXème siècle, elles portèrent plus récemment sur de supposés racisme (rétablissement de l’esclavage colonial, 1802), cléricalisme (Concordat, 1801) et misogynie confortant une domination patriarcale (Code civil, 1804). Ce passage des actes et personnages des temps révolus au tamis d’une morale contemporaine plus sensible aux discriminations fait s’opposer trois groupes qui, à travers leur rapport à Napoléon, nous renseignent sur eux.


Le premier, favorable, se compose principalement des droites. Les extrêmes droites furent originellement défiantes envers Napoléon. Les héritiers des ultras et du droit divin, par exemple, rejetaient l’Usurpateur et ses plébiscites. Une première évolution survint à la fin du XIXème siècle lorsque Barrès vit en Napoléon un professeur d’énergie ou que certains réactionnaires intégrèrent des thèmes bonapartistes (nation, force, rejet des partis, ordre…). Cependant, d’autres éléments doctrinaux (notamment l’égalité civile) leur restèrent longtemps irréductibles. Il n’est donc pas anodin qu’en 2021, la droite radicale, d’Éric Zemmour ou Nicolas Dupont-Aignan au RN, ait déclaré accepter intégralement l’héritage napoléonien. Pourquoi ? Napoléon incarne le redressement d’un Etat après une période troublée, permettant conjoncturellement un parallèle contemporain. Louant ainsi la « volonté [napoléonienne] pacificatrice et unificatrice [d’une France] tragiquement régicide » et déchirée, Marine Le Pen se pose en candidate de la paix civile contre le chaos auquel mènerait la réélection d’Emmanuel Macron (Revue politique et parlementaire, 4 mai 2021). Plus profondément, contre les thèses déconstructivistes initiées notamment par Michel Foucault, la défense de l’identité nationale, totem de l’extrême-droite, passe par la promotion d’un roman national idéalisé, refusant tout examen critique source d’éventuelle repentance.


Ce dernier point est partagé par une droite de gouvernement (UDI, LR surtout) plutôt à l’aise avec Napoléon puisque le bonapartisme s’est intégré aux droites. Plus que des libéraux circonspects envers l’antiparlementarisme impérial (malgré l’Acte additionnel, 1815), les héritiers du gaullisme applaudissent la commémoration. Honorant autant l’administrateur fondateur des masses de granit que le promoteur de la grandeur nationale, ils dressent avec la période 1958-1969 un explicite parallèle ressortant aussi d’une culture de l’homme providentiel qui, faute d’incarnation actuelle, célèbre le passé avec nostalgie.


Le second groupe, composé des gauches radicales (PCF, LFI, une fraction du mouvement écologiste) émit de virulentes critiques. Hormis l’extrême gauche (dont la branche trotskiste assimile le bonapartisme au fascisme), les gauches avaient longtemps ménagé l’Empereur, considéré comme continuateur de la Révolution. En 1941, Staline le déclarait encore incarner les forces de progrès face à la réaction. Le tournant survint dans les années 70, lorsqu’une gauche anticolonialiste ne le considéra plus qu’en despote sanguinaire violant le droit des peuples. Inscrites dans cette filiation, les récentes déclarations se conçoivent aussi à l’aune du rejet des institutions actuelles. Intégrant l’ascendance bonapartiste du gaullisme (René Rémond), cette gauche voit en Napoléon l’origine de la suprématie du chef de l’Etat, de l’effacement du législatif et d’une souveraineté dont le héros charismatique dépossède le peuple. Il est donc vilipendé par les adeptes d’une VIème République voulant revaloriser le Parlement et promouvoir la démocratie directe, qu’il hérisse enfin car il s’impose après 10 ans d’une révolution que cette gauche encense, mais avec laquelle sa relation est ambiguë. Exportateur (involontaire ?) des idéaux révolutionnaires, il est aussi ce Brumairien fondateur d’une monarchie peu éprise de liberté ou d’égalité sociale, appuyée sur les notables. Sans qu’on s’illusionne sur le bâton de maréchal que chacun aurait eu dans sa giberne, le discours napoléonien prônait l’élévation et l’accès aux élites par le mérite. L’adhésion des gauches radicales, désirant rompre avec l’élitisme, aux critiques déconstructivistes envers la méritocratie (jugée cache-misère de la stagnation sociale et de la reproduction des élites) ne pouvait qu’entraîner le rejet de son impérial promoteur.


Cette attitude pourrait théoriquement marquer une différence entre les gauches radicales et une gauche de gouvernement (PS et centre-gauche) se réclamant des valeurs traditionnelles républicaines, dont le mérite est un pilier. Or, en rejetant en bloc la commémoration et Napoléon, une nouvelle fraction social-démocrate (Boris Vallaud, Benoit Hamon…) prend ses distances avec cet aspect de la tradition. Il serait trompeur d’y voir une rupture générationnelle, car Manuel Valls ou son aîné Jean-Pierre Chevènement intègrent Napoléon au Panthéon français alors que Lionel Jospin, dans un pamphlet de 2014, ou Jean-Marc Ayrault en 2021 le clouent au pilori. L’Empereur révèle les fractures d’une gauche modérée divisée entre défenseurs (convertis aux institutions de la Vème République) d’un Etat intransigeant sur l’autorité ou l’ordre, et adeptes d’une démocratie du consensus et du réexamen de l’Histoire.


Un troisième groupe adopte une position médiane. Pour Yannick Jadot, leader de l’aile centre-droitière d’EELV, Napoléon « fait partie de notre Histoire, pour le meilleur et pour le pire », vision que LREM (associé au MoDem) aurait pu faire sienne, tant son fondateur ne voulut ni célébrer ni ignorer. Sa contribution constitue néanmoins une rupture car depuis Georges Pompidou aucun président français n’avait marqué un anniversaire napoléonien. Dans son discours pesant les ombres et lumières du bilan napoléonien, et selon un rapport complexe au passé, mêlant glorification des héros et possibilité de déconstruire notre histoire (interview à CBS News, 18 avril 2021), Emmanuel Macron nuança le principe d’une Histoire-bloc indivisible, énoncé le 4 septembre 2020. Plus que du « en même temps », cet équilibriste exercice de synthèse se veut conforme au rôle d’un président rassembleur, au-dessus des partis, notamment à l’approche d’une potentielle seconde candidature élyséenne.


Il est alors paradoxal que cette entreprise d’unification, qui s’apparente au bonapartiste rejet des clivages, instrumentalise l’image de Napoléon, l’un des ultimes facteurs de réanimation d’un clivage gauche-droite souvent présenté comme presque aussi mort que lui…


Rédigé par Emmanuel Cherrier


Emmanuel Cherrier est Maître de conférences en science politique.

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